mardi 3 avril 2018

Seuls avec tous : problématique et analyse

Thème n°2 - Seuls avec tous

Problématique
« Moi seule, et c'est assez ! » : par cette affirmation, la terrible Médée répond à sa confidente qui lui demande ce qui lui restera une fois son forfait accompli. Deux siècles après Corneille, Balzac reprend ces mots pour les mettre dans la bouche de la coquette duchesse de Langeais. Cette citation devient ainsi l'expression d'un égoïsme forcené qui, pour une part, caractérise nos sociétés contemporaines parfois taxées d'individualisme. À l'opposé, on entend le slogan scandé par des groupes de toute nature - rassemblements sportifs, associatifs, politiques, etc. - : « Tous ensemble ! ». Ces deux exclamations expriment deux comportements que chacun de nous peut ponctuellement ou durablement adopter.
C'est tantôt l'individu qui s'impose, avec ses enjeux personnels, ses impératifs identitaires, ses désirs égoïstes ; c'est tantôt le groupe qui permet d'exister, de se construire dans une collectivité, une communauté. La langue française saisit la totalité selon deux pronoms indéfinis à la valeur bien différente : « chacun » rend compte d'un ensemble sur un mode distributif quand « tous » ne saisit le groupe que de façon indistincte.
Si l'individu court le risque de se diluer dans le groupe, d'y perdre son originalité et sa liberté, inversement la société lui permet de maîtriser ses passions, de réguler ses excès et le groupe lui donne la puissance de l'action collective. En parlant d'une même voix, en unissant les énergies, le groupe gagne en cohérence et en efficacité. Le collectif est ainsi un moteur dans les domaines politiques, économiques, sociaux et artistiques. Aujourd'hui, les structures participatives, associatives, coopératives, mutuelles, donnent l'avantage à des usages partagés.
Comment conjuguer des forces et des intérêts divers dans une action et une existence communes, mais aussi, comment respecter les particularités d'individus, de personnes essentiellement singulières ?


 Commentaire (bon courage) :

Les institutions, qu'elles soient publiques (État) ou privées (médias) ont évidemment le soin de mettre l'accent sur le caractère social de l'être humain, de rappeler à chacun ce qu'il doit à la société et à quel point il en est dépendant, aussi bien pour sa subsistance, sa sécurité que son développement. Ainsi, dans la république, l'individu doit être un citoyen, de préférence vertueux, qui prenne part à la vie publique. C'est, en gros, l'idéologie française qui fait de la "volonté générale" incarnée par l’État le régulateur et le guide des volontés particulières. Le républicanisme a tendance à privilégier la volonté générale et l’État et donc à soumettre les individus à un certain formatage via la loi, les règlements et les procédures de l'administration et l'éducation. Le libéralisme, on le sait, considérant que la somme des volontés individuelles forme finalement un ensemble cohérent qui profite à tous, réduit plus ou moins l'emprise de l’État et de la volonté générale que celui-ci est censé représenter. Dans ces deux systèmes, la tension entre liberté et égalité demeure, mais la république met plutôt l'accent sur l'égalité tandis que le libéralisme le met davantage sur la liberté. Quant au socialisme, quand il ne se confond pas avec une vague social-démocratie, il va évidement bien plus loin que le républicanisme dans cette préférence pour l'égalité et le fait, souvent, au détriment d'un certain nombre de libertés. Si les institutions et les puissants qui ont intérêt à maintenir fermement celles-ci ont tendance à insister sur la caractère social de chacun, sur le socius plutôt que sur l'individu (moins sans doute dans un système plus libéral), les laissés-pour-compte, les défavorisés, les marginaux et les exclus ont au contraire plutôt tendance à bouder la prétendue providence d'une société qui ne leur profite guère. Au plus bas de l'échelle sociale, les sdf (même si en France ils bénéficient du RSA) ne se sentent guère, en général, les débiteurs d'une société qui ne les a pas formés pour y tenir une place digne d'eux. (En France, selon l'INSEE, ces sdf étaient un peu plus de cent quarante mille en 2012 et leur nombre aurait, selon la fondation Abbé Pierre, augmenté de cinquante pour cent entre 2001 et 2012.) Les plus solitaires, dans notre société sont sans doute ces sans-abri, plus solitaires encore que les personnes âgées, veufs ou veuves sans enfants ou délaissés par leurs descendants. Ce sont eux qui sont seuls parmi tous. En remontant un peu les barreaux de l'échelle sociale, on rencontre des individus intégrés qui peuvent trouver quelques bénéfices dans la société et qui partagent avec leurs semblables une existence commune comme dit la "problématique" officielle du BTS. Ils partagent dans une plus ou moins grande mesure selon leur niveau social les fruits de la croissance et jouissent, en France, des services dits publics. Mais cette existence commune se limite aux échanges économiques et socio-culturels nécessaires à leur subsistance et à leur citoyenneté, elle n'est que l'existence d'un groupe organisé de l'extérieur par l’État et les forces économiques, elle n'est pas l'existence d'êtres unis par une action ou un projet communs et donc par une conscience partagée.  Ce n'est pas la même chose d'être un citoyen français qui travaille, paie ses impôts, profite des services publics et entretient un minimum de sociabilité, et par exemple d'être un résistant engagé dans une lutte pour la libération de son pays. C'est ici qu'intervient le troisième terme du fameux triptyque républicain, la fraternité. On a beau la proclamer vivante dans notre société, on peine souvent à la sentir s'incarner. La fraternité, en revanche, tous ceux qui ont fait la résistance en France pendant l'occupation l'ont fortement connue. Ils étaient seuls, car ils avaient souvent tout perdu, travail, logement, identité, mais ils étaient "avec tous" ou du moins avec certains au point qu'on ne pourra jamais l'être davantage, et plus qu'on ne l'est avec nos voisins de quartier, nos collègues de travail, nos concitoyens. L'être avec les autres, c'est-à-dire l'échange ou le partage, va de la simple coexistence spatiale à la fraternité totale en passant par tous les degrés intermédiaires. Ainsi peut-on être seul avec les autres au milieu de la foule, seul avec les autres dans les échanges divers qui associent les habitants d'un quartier, les collègues de travail, les supporters d'une équipe, les usagers de Facebook, etc. Sartre faisait une distinction entre la sérialité (appartenance purement objective à une série : classe sociale, employés d'une entreprise, usagers du bus, etc.) et le groupe qui réunit des consciences ayant un projet commun. Un événement peut suffire à passer de la série au groupe, un événement négatif, selon Sartre, va souder les usagers ou les membres de la série et les animer d'un projet commun, ils s'associeront pour faire front contre une menace ou une privation. C'est ce qu'on constate dans les mouvements sociaux, les manifestations, les révoltes, les révolutions, mais aussi dans des actions bien plus anodines, celle par exemple des supporters d'une équipe, qui se liguent contre la menace d'une défaite. La participation à un projet commun tend à gommer un grand nombre de particularités individuelles qui s'effaceront au profit du rôle de chacun dans le groupe. Ainsi, parmi les résistants français, peu importait que l'un soit ouvrier, l'autre professeur, banquier, l'un hétérosexuel, l'autre homosexuel, l'un juif, l'autre catholique ou athée, etc. Lorsque la menace ou la privation ne se présentent plus, lorsque la lutte est achevée, alors chacun a tendance à revenir à soi-même et à ses affaires privées. Comme le dit la "problématique" officielle, "l'individu (...) s'impose avec ses enjeux personnels, ses impératifs identitaires, ses désirs égoïstes". Cependant, il faudrait préciser que les "impératifs identitaires" impliquent l'appartenance à une série sinon à un groupe au sens sartrien. Pour avoir une identité, il faut être de telle nationalité, de telle confession éventuellement, se reconnaître dans telle communauté, puisqu'on s'identifie toujours par le croisement des catégories auxquelles on se sent appartenir. Un Robinson finit par perdre son identité qui, comme l'a montré Michel Tournier dans son roman, se fond dans une entité plus vaste, en l'occurrence l'île baptisée Speranza. La "problématique" ne fait pas la différence entre la série et le groupe, entre la simple détermination objective et l'auto-détermination subjective. Et pourtant, ce n'est pas la même chose que d'être français par hasard et de l'être par choix, la preuve en est que la France demande aujourd'hui aux candidats à la nationalité un certain engagement. Ce n'était pas la même chose que d'être un militant bolchévique ou un ouvrier sans conscience politique. La "problématique" fait, avec l'expression "tantôt (...) tantôt", une alternative ou une succession de l'égoïsme et de la vie dans le groupe. Mais il semble plutôt que les deux coexistent toujours quand il y a engagement collectif, sauf dans les cas où l'individu se déshumanise pour devenir un simple rouage, comme certains adeptes de sectes ou par exemple tel fonctionnaire nazi semblable à Eichmann dont Arendt voyait la dangereuse banalité. Rien, en effet, peut-être, de plus dangereux qu'un individu qui est à tel point adapté au rôle conféré par le groupe qu'il en perd toute personnalité, ou du moins que sa personnalité n'oppose plus la moindre résistance au fonctionnement du groupe. Cependant, la question n'est pas de savoir comment respecter les singularités dans le groupe comme le dit la "problématique", car le groupe s'enrichit de toute façon des particularités utiles et laisse de côté les autres qui sont indifférentes. Celui, dans le groupe, qui a le don de s'exprimer, deviendra, par exemple, le porte-parole, etc. Il ne faut pas, comme le fait la "problématique", opposer les enjeux individuels et les enjeux du groupe. Lorsque l'on adhère au groupe, on fait siens ses enjeux, et on les concilie avec des aspirations personnelles, sinon on cesse d'y adhérer ou l'on renonce aux aspirations incompatibles. Il s'agit d'un groupe choisi. Mais si l'on parle d'un groupe imposé, comme, par exemple, l'ensemble des pensionnés, alors on ne peut certes que subir une baisse des retraites, par exemple, décidée par le gouvernement, mais on n'est jamais seul à le faire et l'on peut passer de la série au groupe d'action, manifester son mécontentement. Si les intérêts personnels et collectifs ne sont pas compatibles, on tranche le dilemme par un choix et ce choix est de toute façon personnel. C'est Roméo qui choisit Juliette plutôt que les Montague. C'est Titus préférant l'empire à Bérénice. Roméo "se construit" comme dit la "problématique" (les auteurs de ces problématiques affectionnent ce terme comme si l'on organisait sa personne ou seulement sa vie selon un plan établi à l'avance) en rompant avec le groupe famille, Titus "se construit" en s'identifiant à l'empire. L'un et l'autre sont également égoïstes. Et le général de Gaulle qui s'identifiait à la France ne l'était pas moins. Celui qui vit seul, l'ermite, l'homme de la tour d'ivoire, ne vit pas plus au détriment d'autrui que celui qui s'investit dans la communauté, au moins ne risque-t-il pas de nuire aux autres par son pouvoir. Le culte de soi en lui-même n'est pas préjudiciable aux autres, il le devient quand l'égoïste dispose d'un pouvoir, d'une influence qui lui permet de dominer et éventuellement de contraindre. Ce n'est pas la préférence pour soi qui est mauvaise, c'est la domination. C'est sûr que le sdf pense avant tout et souvent exclusivement à lui-même. En quoi nous nuit-il ? Il est aisé de penser aux autres quand on a du pouvoir, on est même obligé de le faire pour exercer ce pouvoir et éventuellement l'étendre. Il est souvent politiquement correct dans notre société d'opposer égoïsme et sens du collectif. Comme dit la "problématique", on dénonce parfois un "égoïsme forcené qui, pour une part, caractérise nos sociétés contemporaines parfois taxées d'individualisme". C'est devenu un lieu commun que de relever cet individualisme qui a commencé à prospérer sur les ruines de la société traditionnelle. Mais enfin, le prétendu "altruisme" existait-il davantage dans la société traditionnelle ? N'était-il pas en réalité un "intérêt bien compris" ? Pour conclure provisoirement, on pourrait dire qu'on n'est jamais seul avec tous. On est soit seul parmi tous, soit avec certains et éventuellement opposé à d'autres. 

La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, une tentative de communalisme ?









Comme disait Roger Waters des Pink Floyd dans "Hey you" : 
"Hey you, don't tell me there's no hope at all
Together we stand, divided we fall"

Seuls avec tous dans la musique :









L'actualité française fournit en ce mois de juin 2018 un fait qui peut illustrer le thème de la problématique et l'opposition solitude vs communauté. Il s'agit de l'interdiction du portable ou plus exactement de l'un de ses motifs. « Quand, dans une cour, vous voyez des jeunes gens côte à côte fixés sur leurs portables, que ces portables vont amplifier parfois des attitudes de harcèlement, de disputes entre les jeunes », cela « rompt le lien de convivialité ou de partage », a estimé Richard Ferrand. C'est toujours le même argument, celui que tiennent les technophobes depuis le développement des appareils numériques, cet argument qui consiste à prétendre que le téléphone et l'ordinateur tuent la convivialité. On a déjà parlé de la question il y a quelques années ici à propos des échanges numériques. On s'est référé à des travaux de sociologues qui tendaient à prouver le contraire. Deux choses viennent à l'esprit : premièrement, il n'est pas avéré que l'usage du portable nuise à la communication entre élèves. Il me semble, au contraire, que les musiques, les images, les jeux, les sms du portable alimentent les échanges non numériques. Il arrive qu'on voie des élèves, des étudiants se montrer quelque chose sur leur écran, parler d'une photo, d'une musique, etc. D'autre part, il y a dans les propos du député Ferrand la marque de cette croyance dans la supériorité du commun et cette méfiance à l'égard de la solitude, comme si celle-ci était signe de sociopathie ou d'un autre mal. Dans notre société, les solitaires sont souvent mal vus et pourtant, mis à part quelques cas très minoritaires de psychopathes ou de misanthropes agressifs, ils causent moins de mal à leurs prochains puisqu'ils ont moins de rapport avec eux. Si comme dit Hobbes, l'homme est un loup pour l'homme, pas étonnant qu'on ait besoin de solitude pour être en paix. Et cette paix est indispensable à la réflexion, à la vie spirituelle, à la création. Je crains que dans cette obsession de la communauté se cache en fait un désir de contrôle des individus. La "problématique" officielle l'avoue : "la société, dit-elle en parlant de l'individu, lui permet de maîtriser ses passions, de réguler ses excès". Ce qui est drôle c'est qu'elle ne mentionne pas les passions et les excès collectifs, qui pourtant ne sont pas moins puissants et parfois destructeurs. Je ne suis pas le seul à penser que plus la société encourage l'individualisme (pour des raisons d'abord économiques) et dans une certaine mesure l'anonymat, plus elle s'efforce de mettre en place un contrôle des individus et une règlementation de leurs vies. La dernière loi sur le portable n'en est qu'un petite illustration parmi tant d'autres. 

Vous êtes trop sages les gosses, bagarrez-vous plutôt !