jeudi 16 mars 2017

L'extraordinaire et la moralité

Extraordinaire et moralité 
On entend souvent dire qu'il faut repousser ses limites, se surpasser, sortir de sa zone de confort (ou l'élargir). Y incitent la recherche du rendement, la concurrence, la dure loi du marché, le développement de soi, la survie professionnelle, sportive, etc. Fais mieux ou disparais, telle est l'injonction.

On pourrait voir deux façons de sortir de l'ordinaire de la moralité : repousser les limites ou les resserrer. Sortir de la route ou rendre la voie plus étroite. Dans les deux cas il s'agit d'aller plus loin. Plus loin dans la moralité ou plus loin dans l'immoralité.

Le Christ dit (Évangile selon Matthieu, ch. 5 : "Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ?" ) qu'il ne faut pas se contenter de l'ordinaire (aimer ses amis). Il faut faire l'extraordinaire (aimer ses ennemis). Le Christ fait scandale car il pousse à l'extrême la loi de la Torah. Il rompt avec la tradition mosaïque et inaugure une nouvelle série, la tradition chrétienne. De même la Révolution française (culminant dans une terreur extraordinaire) rompt avec l'Ancien Régime et inaugure la tradition républicaine.

L'antisémitisme était ordinaire avant la Shoah. Il est devenu extraordinaire dans la Shoah. Cette haine ordinaire a pris une dimension extraordinaire quand toute la puissance d'un état s'est mise à son service. Des hommes ordinaires comme Eichmann, dit Arendt, ont exécuté les ordres de monstres et ont contribué à l'extraordinaire extermination. Qu'un train roule n'a rien d'extraordinaire. Ce qui l'est c'est que le train fonce à toute vitesse contre les butoirs de la gare. L'antisémitisme a été hélas l'ordinaire de millions d'européens aux XIXe et XXe siècles. Il est devenu extraordinaire pendant quelques années avec la catastrophe de l'holocauste.

Le droit permet la transgression des règles dans des circonstances exceptionnelles (extraordinaires). L'interdit de l'homicide, par exemple, peut être transgressé dans le cas de la légitime défense. Il arrive que les États ou les peuples invoquent la légitime défense. La Terreur, par exemple, n'est-elle pas motivée par le danger que court la Révolution ? L'extraordinaire devient une pseudo-justification du meurtre. Il viole la loi du respect de la vie humaine.

Dans le cas du Christ (ou de Gandhi qui écrivit amicalement à Hitler pour le détourner de la guerre), l'extraordinaire ne viole pas la loi, il renchérit sur la loi. C'est peut-être aussi le cas du maître dans le récit Maître et serviteur de Tolstoï. Il sacrifie sa vie, lui le riche égoïste et cupide, pour sauver son valet en se couchant sur lui pour le protéger du gel.  C'est un parfait exemple, semble-t-il, de l'extraordinaire dans le respect du devoir (imparfait, infini, dit Kant) de secourir autrui. C'est aussi, semble-t-il, une illustration de ce que Levinas appelle la responsabilité pour autrui.


"Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d'ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l'on sache ou non comment l'assumer, que l'on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être un esprit humain, c'est cela." Levinas, Éthique et Infini.

Il y aurait donc deux sortes d'extraordinaire dans la moralité, deux sortes d'écarts par rapport à la norme, la transgression de la loi (le sacrifice d'Isaac) ou le paroxysme de la loi. Désobéir à la loi morale ou être plus loyaliste qu'elle.

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