jeudi 13 décembre 2012

Paroles, échanges, conversations et révolution numérique : 3e sujet de synthèse et d'écriture personnelle

Vous ferez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :

Document 1 :

L'hiver dernier, lors de la parution de son roman Freedom en édition de poche, l'Américain Jonathan Franzen exprimait sa méfiance à l'égard des tablettes, leur préférant le livre qu'il tenait en main : « Je peux renverser de l'eau dessus, ça fonctionne encore et ça fonctionnera pendant des années. » Et de s'inquiéter de la disparition du support papier, symbole d'éternité : « Nos descendants auront-ils encore de l'appétit pour quelque chose de permanent et d'immuable ? »
En France aussi, des voix se sont élevées pour dire leur crainte du lendemain. Ainsi Frédéric Beigbeder, qui l'avouait dans le récent Premier bilan après l'Apocalypse, avant d'évoquer régulièrement la question lors d'entretiens dans les médias, où il parlait de « drame » et comparait la situation actuelle du livre et de la librairie à celle de l'industrie du disque juste avant la disparition des disquaires.
« Mais l'écriture a toujours été une technologie ! On a simplement changé d'appareil », souligne l'écrivain François Bon dans son essai intitulé Après le livre. Ce pionnier du numérique qui, dès 1996, se passionna pour cet outil nouveau, créa un site Internet, avant de devenir éditeur numérique à travers une coopérative d'auteurs, se montre un observateur attentif des mutations actuelles. Il dédramatise : « Et si, paradoxalement, alors qu'on parle de télévision numérique, de diffusion numérique de la musique, la transposition du livre au numérique n'était, elle aussi, qu'un épiphénomène de la période de transition, le temps que naissent, depuis l'intérieur de nos nouveaux usages de lecture, les propres formes que ces usages sont susceptibles d'engendrer, et qui ne se révéleront à notre imaginaire qu'à mesure que nous les expérimenterons ? »
Une histoire en marche, une liberté nouvelle, un autre rapport au monde, un « nouveau territoire de créativité », comme le dit l'écrivaine et journaliste Laure Adler. Pareilles expressions reviennent fréquemment dans la bouche des auteurs intéressés par ces « nouveaux usages ». Un gain de temps, d'abord, explique le romancier Didier Daeninckx, qui, pour son dernier livre, Le Banquet des affamés, a commencé, comme d'habitude, par des recherches historiques sur son personnage principal. (...)
Outre la simplification des recherches, le numérique permet de « redonner vie à des formes dont le papier ne veut pas ou ne veut plus, et que les éditeurs boudent », explique Paul Fournel, membre éminent de l'Oulipo (1) et auteur d'un roman intitulé La Liseuse (éd. P.O.L), qui décrit la vie d'un éditeur « à l'ancienne » ayant passé sa vie « dans un silence de vieux papiers ». Le voilà mis brusquement en face du progrès lorsque arrive dans son bureau une liseuse.
Beaucoup d'humour dans ce roman, et point de méfiance envers la création numérique : « Le livre électronique peut donner une chance à la nouvelle, à la poésie, estime Paul Fournel. Si tous les matins, on peut recevoir par abonnement un bon poème sur son iPhone, qui dit qu'on ne prendra pas l'habitude de le lire dans le métro ? Idem pour les nouvelles, qui trouveraient bien leur place dans un abonnement quotidien. » (...)
Ils sont nombreux aujourd'hui à avoir investi la Toile pour y dire leurs colères, leurs passions, mais aussi parfois le « making of » de leurs livres. (...) Il n'est pas seulement question de « work in progress », mais aussi parfois de « création labyrinthique ». C'est ce à quoi s'est livrée l'auteure Emma Reel, qui, en janvier dernier, publiait Ah. aux éditions du Seuil : un premier roman expérimental, « conçu pour tablette » exclusivement, et dont il n'existe pas de version papier. Le parcours de ce livre est le suivant : Emma Reel commence par tenir un blog, puis elle écrit des nouvelles, qu'elle recompose en vue de la création d'un livre numérique où les textes courts ont des formes ouvertes : on peut cliquer sur un mot et accéder à d'autres récits – un peu comme il existait pour les adolescents, voici quelques années, les « livres [interactifs] dont vous êtes le héros ». A ceci près qu'ici le sujet est l'érotisme et le désir. Avec la volonté de modifier la lecture et de l'éclater, de la faire proliférer en arborescence. « Je rêve d'un livre enrichi – et non illustré – où la musique serait indispensable au récit, imagine pour sa part l'écrivain Jean-Claude Bologne. Un roman qui se présenterait comme un échiquier, un récit où l'on pourrait entrer à n'importe quelle page… »
(1) Oulipo : L'Ouvroir de littérature potentielle est un groupe international de littéraires et de mathématiciens.


Christine Ferniot et Marine Landrot, "Littérature et numérique : quand l'écrit invente son avenir", Télérama.



Document 2 :

[Le patron d'une vieille maison d'édition reçoit la visite impromptue d'une jeune stagiaire.]

Et qu’est-ce que vous faites dans mon bureau, si ce n’est pas indiscret ?
C’est monsieur Meunier, le grand patron, qui m’a dit de…
Le grand patron ? Meunier ?
Vous ne le connaissez pas ?
Trop bien.
Alors vous savez. C’est lui qui m’a dit de vous
apporter ça.
Et qu’est-ce que c’est, ça ?
Ben, c’est une liseuse, un eBook, un iPad, je ne sais pas, moi. Il m’a dit qu’il avait mis tous vos manuscrits dedans pour le week-end et que ça vous ferait moins lourd. Vous voulez que je vous explique? Regardez, c’est comme un écran avec tous vos manuscrits dessus. Ils sont sur l’étagère virtuelle en faux-vrai bois. Vous les touchez et ils s’ouvrent. Il y en a un paquet. Vous n’allez jamais lire tout ça en deux jours ! Regardez, le texte s’ouvre.
Et j’avance comment ?
On tourne les pages dans le coin d’en bas avec le doigt.
Comme un bouquin ?
Oui, c’est le côté ringard du truc. Une concession pour les vieux. Quand on se souviendra plus des livres, on se demandera bien pourquoi on avance comme ça. Autant défiler vertical. Scroller. Ce serait plus logique.
C’est Kerouac qui va être content.
Elle ne réagit pas.
Allez, excusez-moi, Monsieur, mais je dois filer, j’ai un avion. Lisez pas trop !
À mon âge…
Elle disparaît d’un tour de fesses, tire la porte sur elle avec douceur et je me retrouve à câliner ma liseuse. Elle est noire, elle est froide, elle est hostile, elle ne m’aime pas. Aucun bouton ne protrude au dehors, aucune poignée pour la mieux tenir, pour la balancer à bout de bras comme un cartable mince, que du high-tech luxe, chic comme un Suédois brun. Du noir mat, du noir glauque (au choix), du lisse, du doux, du vitré, du pas lourd. Je soupèse. Je la pose sur le bureau et je couche ma joue dessus. Elle est froide, elle ne fait pas de bruit, elle ne se froisse pas, elle ne macule pas. Rien ne laisse à penser qu’elle a tous les livres dans le ventre. Elle est juste malcommode : trop petite, elle flotte dans ma serviette, trop grande, elle ne se glisse pas dans ma poche. En fait, elle ressemble à Meunier, Le grand patron. Elle est inadaptée.

Paul Fournel, La Liseuse, éditions POL.


Document 3 :

Socrate
J’ai donc oui dire qu’il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu’à ce dieu les Égyptiens consacrèrent l’oiseau qu’ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Theuth. C’est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l’écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent Thèbes l’égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés, et il lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu’il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d’observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l’écriture :
« Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »
Et le roi répondit :
« Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.
Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
(...)
Socrate
Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connaît ce qu’ils contiennent.

Phèdre
Ce que tu dis est très juste.

Socrate
C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.

Phèdre
Tu dis encore ici les choses les plus justes.

Socrate
Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit.

Phèdre
Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît ?

Socrate
C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient.

Phèdre
Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ?

Socrate
C’est cela même.

Platon, Phèdre, trad. Meunier.



Document 4 :

Nicolas-André Monsiau, "Molière lisant Tartuffe chez Ninon de Lenclos", 1802, Photo RMN-Grand Palais - Bulloz



Sujet d'écriture personnelle :

Pensez-vous que le numérique tend à réduire la différence entre parole et écriture?

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